Boomerang de chagrin dans la gueule de l'oubli

L’antiquaire âgée de la boutique en bas, me raconte l’entretien de son fils, la petite cinquantaine, avec son médecin traitant. Il se plaignait d’être fatigué, trop fatigué. Le médecin lui a posé une série de questions sur ses habitudes de vie, et s’est aperçu que le fils mangeait, buvait et faisait l’amour à tout va. Il a donc écourté la visite en concluant : « vous savez, moi aussi quand je mange, bois et baise sans arrêt, je suis crevé ». La mère était hilare en racontant ça. Fière aussi, m’a-t-il semblé.

Tu es l’évidence nocturne du peut-être, m’a dit Jacques S, un soir.

Est-ce qu’une succession de parenthèses arrive un jour à créer une illusion de vie pleine, construite et entière ? Sans doute pas, mais je suis décidément devenue experte dans ce genre de ponctuation existentielle. La phrase de Fernand, à l’annonce de ma naissance : « prends garde aux points sur les i dont tu orneras ton existence ». Il devait s’agir des poings. Le temps passant, elle résonne de plus en plus comme une menace, cette injonction familiale d’amour des débuts. Il semble bien que ce devrait être mon épitaphe, un jour.

Un homme lui a dit que sa bouche sentait le miel et la noisette. Elle aurait pu tomber amoureuse de lui à cet instant même, mais leur baiser fut trop long. Ses bonnes intentions amoureuses s’essoufflèrent aussi. La libido est, parfois, un cruel cataplasme.

Il faudrait jeter des idées, dans ce blog, en espérant qu’elles prennent ensuite forme, jusqu’au roman. Les bribes, mots volés, ou inspirations fugaces, devraient devenir personnages. Orchestrer le désordre, réunir l’éphémère, compiler les anecdotes. C’est un peu le travail de l’apprenti sorcier, qui fait feu de tout bois. C’est une ruse confortable aussi qui empêche la modestie –mais non, cette idée ne vaut pas la peine d’être consignée-, de faire son sale petit travail de sape à continuité. Le blog est le meilleur mode de repli qui soit. Une chronologie ludique des échecs, montés sur roulement à billes. Du coup, le désespoir devient presque joyeux. C’est la nuit. Je vais relire les lettres d’un mort. Mon regard a longtemps erré sur les rayonnages de la bibliothèque, à la recherche d’un roman, jusqu’à ce que je croise, comme quelqu’un qu’on aurait perdu de vue et que l’on finit par reconnaître sur le trottoir d’en face, la pile de lettres de B. Enrubannée. Le ruban de tissu qui enserre les précieuses enveloppes, à la fois pour sceller –faire taire- et conjurer le sort – plus personne ne mourra après toi-. Clapi clapo, tais-toi la mort. Empaquetée comme un cadeau de Noël, au ruban rouge sang. La pile de lettres est intouchée depuis bientôt six ans. Le temps qu’il m’a fallu pour comprendre que ce paquet là était bien plus froid, et mort, que ton cadavre. Il est peut-être temps que je te reparle en direct, dans les yeux de la mémoire. A force de gesticuler et de te noyer dans le récit vague de la troisième personne qui ne veut surtout pas gêner avec des histoires de mort, j’en aurais presque fini par croire que tout allait se remettre à rouler. Le deuil provoque l’humilité, par un étrange paradoxe que je m’explique difficilement.

Parce qu'on ne peut pas passer sa vie entre mémoire et oubli, et qu'il faut un jour regarder le monde en face. Ou de biais. Ou par-dessous. Parfois au-delà, les jours fastes. Regarder, explorer, et surtout ne pas parler, juste écrire en pointillés.